Textes de Louana Farias Dos Santos, Aude Fourel, Morane Chavanon et Niso Tommolillo, 2014

Saint-Etienne / Rome : itinérance(s) est un projet en mouvements, circulations et déplacements : une école nomade d’habitants qui parcourent à pied les traces, les narrations et les récits quotidiens qui passent entre la région Rhône-Alpes et l’Italie. Les marcheurs appréhendent les territoires, leurs espaces mémoriels, « occupés » et en résistances par la traversée collective et la rencontre.

Imaginé en 2012 par Aude Fourel, artiste vidéaste, le projet s’est développé en plusieurs escales, à Saint-Etienne en juin 2013, à Rome en février 2014. « Voyage dans la vallée, échos de mémoires et de luttes » en est la troisième étape : une traversée à pied, de Firminy à Lyon, sur les traces des mémoires industrielles, des territoires de résistances et de luttes anonymes et silencieuses des ouvriers et des immigrés.

« Voyage dans la vallée, échos de mémoires et de luttes » est une collaboration du Master Information Communication et Numérique (IRAM – Université Jean Monnet), du groupe d’artistes italiens Stalker, du Centre Social Occupé Autogéré de Rome CSOA EXSNIA, des habitants et des centres sociaux de la Vallée (Le Babet, Comité d’Animation du Parc de Montaud, Maison de quartier du Soleil, Centre Social d’Izieux-le-Creux), avec le soutien de la région Rhône-Alpes (FIACRE).

Quatre marcheurs racontent…

Lundi 23 juin 2014, Le Bessy.

Conversations de Voyage

Texte de Louana Farias Dos Santos, diplômée en histoire de l’art, patrimoine et tourisme

Dans l’imaginaire collectif, voyager évoque généralement une destination lointaine, étrangère ou inconnue, une notion de périple, de dépaysement, d’exploration.
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Firminy, Saint-Etienne, Lyon ; de prime abord, notre voyage n’avait rien d’extraordinaire… Et pourtant ! Un groupe d’inconnus venus de tous horizons, une somme d’individualités / multiplicités réunis pour une expérience collective. Le but : partir, à la découverte de la vallée pour retracer ses mémoires, ses luttes et ses résistances. Le fil conducteur : la marche.

Jour après jour, nous avons cheminé corporellement : nos pas nous ont menés à la rencontre d’un territoire, de son histoire et de ses habitants. Mais au-delà de l’aspect physique, le chemin a également été intérieur : une évolution personnelle, symbolique, une prise de conscience sur soi, les autres et ce qui nous entoure. Ces deux aspects, indissociables l’un de l’autre, se complètent, s’enrichissent et entrent en résonance en un perpétuel va-et-vient : le voyage invite à une conversation entre intérieur et extérieur. Pratique de l’immédiat et de l’instant présent, la marche nous rend perméables, sensibles et réceptifs. Qu’il s’agisse de la découverte d’un territoire inconnu pour certain ou d’une redécouverte pour d’autres, le voyage nous incite à « voir autrement », à nous émanciper de l’Histoire théorique. Il dérange nos habitudes, bouscule et met face à l’inattendu. Dans ses imprévus et ses détours, il nous oblige à sortir de notre quotidien, lisse, sécuritaire et étriqué. Nos certitudes et nos croyances vacillent face à ce que nous vivons là, maintenant, tout de suite. Le voyage transforme.

Il est complexe d’expliquer ce que nous avons vécu et de le transmettre pleinement. Celui qui a fait l’expérience du voyage le sait. Malgré les photos et les (tentatives de) récits, il est difficile de retranscrire une émotion, l’immédiateté d’un moment, la force d’un sentiment ou encore l’exaltation d’une rencontre. Instant inouï de partage avec les voyageurs sous l’auvent d’une caravane. Violence des sentiments face au choc d’une réalité crue, sans filtre, sans intermédiaire, sans œillère. Révolte devant la détresse de minorités, l’indifférence et le formatage calculé de notre société. Instantané d’une scène de vie ordinaire autour d’un apéritif et d’un concours de pétanque. Eclats de rires avec Antonio, Christian et les habitués de la Sarbacane de Roche-la-Molière. Fierté mêlée de respect face à Paul Vallon, ancien résistant. Émerveillement face à la beauté d’un paysage surgit de nulle part, d’une scène s’offrant fugacement à notre regard. Moments de bonheur et de compréhension partagés avec les autres marcheurs. Coups de gueule, parfois. Nous nous découvrons, nous mettons à nu, nous livrons à des personnes encore inconnues il y a quatre jours mais qui nous paraissent étrangement intimes.

Porté par la marche, le parcours et les rencontres, notre esprit s’affranchit des cadres institués, il se libère en un flot de paroles brutes, un exutoire. C’est là que la magie du voyage opère : de cette myriade d’individualités, marcheurs et habitants, nait une action kaléidoscopique. Et bien que l’expérience soit vécue de manière différente par chacun, nous nous comprenons.
Le voyage soude.

Mardi 24 juin 2014, Sarbacane de Roche-la-Molière.

Conversations de la Vallée

Texte de Aude Fourel, artiste vidéaste

J’ai traversé, arpenté, sillonné la vallée pendant quatre mois pour préparer le voyage, mettre en place avec les habitants l’auto-organisation des repas, des hébergements, et rencontrer des personnes singulières, attendre patiemment que la pudeur cède et écouter ces récits ordinaires, humbles, engagés, absents de l’histoire et souvent encore à vif.

Firminy, Le Chambon-Feugerolles, Roche-la-Molière, Saint-Etienne, Beaubrun-Tarentaize, Le Soleil, Izieux-le-Creux, Saint-Chamond, Lorette, Rive de Gier, Tartaras, Givors, Oullins, La Mulatière, Lyon. La Vallée n’existe pas à proprement dit, nous avons géographiquement traversé des vallées, celles de l’Ondaine et du Gier, avant d’arriver à Lyon, à la confluence du Rhône et de la Saône et de gravir la colline de la Croix-Rousse. D’autres noms aussi, pour d’autres mythologies : la route de l’émeute, la rue sans joie, la vallée rouge, la nationale 88, le couloir de la chimie, la colline qui travaille. C’est au fur et à mesure de nos pas que ce parcours aux multiples résonnances est devenu, La Vallée : un tracé des habitants, de leurs territoires intimes, de leurs narrations, de leurs luttes. De l’un à l’autre, le fil tissé d’un espace topographique partagé et collectif. Dans la Vallée, nous avons marché, traversé, échangé, écouté, appris, reçus, transmis…

La Vallée est un territoire de visages et de résistances, réminiscences présentes des usines abandonnées. Les grèves de 1948 à Firminy ont les traits de Marcel Bouchet et Maurice Lyonnet, la lutte contre la discrimination ceux de William Brulé, les luttes sociales ont le visage d’Alaoua Bakha, d’Ahmed Smati, de Christian Delorme et tant d’autres, la lutte des verriers est dans la voix d’André Perez et de Laurent Gonon : des temps d’arrêts, de récits et d’écoute dessinent les contours de la Vallée, nos pas les relient et cartographient en marchant. Transmis par la tradition vitale de l’oralité, ces narrations directes et quotidiennes donnent souvent beaucoup d’importance aux détails et parfois un peu moins de rigueur dans les références et la chronologie. Elles sont vécues, fragmentaires, vives, discontinues, parfois censurées ou réduites au silence, mais elles sont surtout le témoignage de la collectivité dans l’histoire immédiate et de l’urgence de raconter. La Vallée a esquissé et dévoilé peu à peu le parcours de récits libres et autonomes dont nous sommes devenus le temps du voyage les passeurs et les entrelacs.

De territoire, la Vallée est devenue trame : traverser, tisser la parole, tisser le fil des histoires silencieuses. Et pour la réalisatrice expérimentale, Raymonde Carasco, c’est dans cette trame même qu’est l’acte politique, le lien de l’un à l’autre :
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« Quand vous filmez, celui que vous filmez vous donne d’abord l’immensité de la différence, l’irréductible différence, et vous, vous avez à lui apporter quelque chose, c’est une nécessité, c’est un échange, et pour moi c’est ça la politique. […] Si je n’avais pas été étrangère en France, je ne serais certainement pas partie chez les Tarahumaras, je n’aurais jamais fait de cinéma ; mais ça c’est la petite histoire, ça n’a pas d’importance, ce qui importe ce sont les foyers, qui sont des espaces vides et que catalyse le désir, les désirs. L’expérience consiste finalement à chercher l’autre et à trouver le même. »
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(Raymonde Carasco, Cinéma/Politique – Trois tables rondes, Editions Labor, 2005).

Samedi 28 juin, Pont de la Mulatière, arrivée à Lyon.

Conversations de Mémoires

Texte de Morane Chavanon, doctorante en sociologie politique

En parcourant la vallée du Gier, la marche nous conduisait dans les plis de la mémoire ouvrière, recueillant récits de luttes et de résistances populaires. Ambulatoire et collective, notre écoute n’était par essence pas figée. Tel un laboratoire itinérant nous allions à la rencontre de témoins venus nous raconter des pans de leur histoire, et ce faisant reconquérir leur place de transmetteur d’un savoir. Car à défaut de nous souvenir, nous avons beaucoup appris. La libération de cette érudition populaire, tue, occultée, parfois méprisée, provoque une première fissure dans le monopole de la parole savante. Une arborescence d’histoires personnelles et de trajectoires mêlées façonnent une mémoire plurielle, multiethnique et en mouvement. En mouvement puisque c’est l’expérience partagée au présent qui permet de mettre en mot le passé et le millefeuille des souvenirs qui lui sont liés. Grève des mineurs de 1948, de 1963, grève de la faim des travailleurs sans papiers tunisiens en 1973 à Saint-Etienne, occupation d’usine en 1978 à Saint-Chamond, les luttes sont nombreuses. Mais cette mémoire militante est aussi nourrie par des récits quotidiens, affectifs, familiaux qui rendent épidermique et sensible la transmission de ce passé ouvrier. Premiers émois amoureux de Stefano Moscato, jeux d’enfants des habitants du Soleil dans les rues de leur quartier « à l’époque un vrai village », ou encore émerveillement devant la solidarité des mineurs « qui s’étaient faits appeler gueules noires, car au fond de la mine y’a plus d’étrangers, y’a que des mineurs » dans les propos de Mouloud…

Si nous avons marché à la rencontre des mémoires ouvrières, le sens de cette collecte de souvenirs et de récits a surtout été de déverrouiller la parole. Pendant les repas partagés, chez les habitants qui nous hébergeaient ou au gré de rencontres parfois imprévues, la démarche mémorielle a servi de base à des échanges libres et des discussions riches donnant à la marche sa signification véritable : une expérience vécue en commun. A notre arrivée à Saint-Etienne, il était prévu que nous rencontrions le patriarche des gens du voyage mais, pris de court par la pluie à l’orée du terrain, nous avons demandé à y être abrités. Ce qui, au départ, a (légitimement) pu être pris pour une intrusion dans l’intimité des familles installées, a donné lieu à un repas où nous avons ri, bavardé et écouté. La présence d’un groupe d’une quinzaine de marcheurs sur le terrain, à la base improbable et saugrenue, a finalement suscité des confidences et permis l’évocation d’un sentiment d’injustice qui demeure invisible et méconnu. Nous sommes à notre tour devenus les témoins d’expériences que plusieurs voyageurs ont voulu partager avec nous : le racisme ordinaire et la confiscation de la parole qui jalonnent leur quotidien.

Si certains se remémorent, d’autres apprennent. Si la mémoire renvoie au passé, celui-ci ne trouve de sens que dans le présent où il est mis en mot. Etonnement, admiration, curiosité ou émotion, l’histoire des luttes ouvrières s’écrit aussi dans la pluralité des réactions qu’elle suscite. C’est en cela que la mémoire est subversive. Non retravaillée par les instances (auto)-désignées, elle émerge comme un matériau, une parole brute qui se cisèle dans l’énergie du débat et des échanges qu’elle fait naître. Si les luttes politiques et les résistances ordinaires font pleinement partie de cette mémoire populaire, son recueil apparait aussi comme un acte politique qui cherche à décloisonner la parole et faire bouger les frontières de l’altérité.

Conversations de Luttes

Texte de Niso Tommolillo, activiste Centre Social Occupé Autogéré ExSnia

Lors de notre marche dans la vallée, nous avons eu la chance de rencontrer de nombreux « témoins privilégiés » : William Brulé le patriarche des gitans, anciens mineurs, ouvriers, résistants, syndicalistes, directeurs de centres sociaux, activistes politiques de la marche contre le racisme de 1983, pour n’en citer que quelques-uns. Le long de la « Rue sans joie », nous avons écouté les histoires de qui, au contraire, a conservé l’espoir, la force et l’enthousiasme de ne jamais se rendre ni abandonner. Chaque témoin a été le passeur d’une narration, récit personnel de sa propre vie, faite de luttes et de résistances. Mais ces récits ne sont pas seulement individuels. La dimension inter-suggestive de chaque témoin s’entrecroise inévitablement avec les dynamiques politiques nationales et internationales, histoires d’exploitation et d’hégémonie des plus puissants qui continuent de sévir dans la vallée comme dans d’autres parties du monde et en d’autres temps. Ce sont les histoires des opprimés contre les oppresseurs, des exploités contre les exploiteurs.

J’écoute les récits de Marcel Bouchet sur les grèves des mineurs et des ouvriers métallurgistes de 1948 et je pense aux luttes des ouvriers et des ouvrières de l’usine de viscose de Rome, qui, en 1949, ont occupé l’usine durant trente-quatre jours pour contester l’exploitation par le travail dont ils étaient victimes. J’écoute les mots d’Alaoua et d’Antoine sur la grève de la faim de jeunes hommes tunisiens pour obtenir un permis de travail (1973) et je pense aux luttes des immigrés, à ces treize jeunes hommes du CIE (Centre d’Intégration et d’Expulsion) de Ponte Galeria à Rome qui se sont cousus la bouche pour dénoncer leur réclusion et les conditions inhumaines dans lesquelles ils sont contraints à vivre.

Histoires d’injustices. Histoires de colonialisme et de néo-colonialisme.

Et puis, je me suis retrouvé face à C., ancien mineur qui nous a hébergé le temps d’une nuit, nous « les italiens » en voyage dans la vallée, parce qu’il avait très envie de nous connaître. C. ne parle pas de son histoire, il ne veut pas évoquer les durs souvenirs de trop d’amis partis sous ses propres yeux, eux qui n’ont pas survécu aux efforts et aux dangers du travail dans la mine. Mais son corps parle plus que sa bouche, il porte les marques de l’épuisement du travail, de ses poumons détruits par la poussière de charbon. Malgré tout, le regard de C. est lumineux et conserve la dignité de celui qui a souffert mais n’a jamais cessé de résister. La même dignité qui donne de la force à ces femmes et à ces hommes qui luttent pour défendre leur terre, qui s’opposent à la construction de la TAV en Val de Susa, qui contestent le forage du sol pour l’extraction du pétrole à Irpinia ou à ceux mêmes qui ces jours-ci combattent obstinément pour défendre un parc public et un lac naturel menacés par la spéculation immobilière dans le quartier Preneste à Rome.

Partout dans le monde, il y a et il y aura toujours ceux qui se rebellent face aux puissants, ceux qui revendiquent haut et fort une vie digne pour soi-même et pour les autres, ceux qui ne cesseront jamais d’imaginer le présent et le futur « avec joie », jour après jour, un pas après l’autre. Dans ce parcours de construction du futur, la marche et la lutte s’unissent dans une même direction :

« L’utopie est comme l’horizon : j’avance de deux pas et elle s’éloigne de deux pas. Je fais dix pas, elle se retrouve dix pas plus loin. L’horizon est inatteignable. Alors, à quoi sert l’utopie? Elle sert à ça, à marcher et à avancer. » (Eduardo Hughes Galeano).

Alors notre marche et notre lutte ne pourront que continuer…

Dimanche 29 juin, Usine TASE, Vaux-en Velin.