Auteurs – Rossella Viola

Introduction

  • 1 L’enquête en question a été menée en 2013 et 2014 et il s’agit d’une recherche financée par l’Unive (…)

1Ce travail est né au sein d’une recherche plus ample qui a eu comme principal objet les représentations des migrations (des Italiens dans le monde ainsi que des immigrés en Italie) et des portraits de migrants dans le cinéma italien (dans les films dirigés par des réalisateurs italiens)1. Plus simplement, notre objectif a été d’étudier la relation entre le cinéma italien et le thème de la migration. Dans ce but nous avons analysé un corpus filmique ayant comme fil conducteur la narration d’émigrations italiennes vers l’étranger et d’immigrations étrangères en Italie. Nous avons donc retenu et analysé un certain nombre de films réalisés entre l’après-guerre et 2013.

2Il est utile de fournir au lecteur certaines informations concernant la constitution de la base de données source des films dont il sera question dans les pages suivantes. L’ensemble du groupe de recherche a en effet travaillé à travers trois étapes principales qu’il faut ici expliciter :

31. Une première analyse des sites dédiés au catalogage d’œuvres cinématographiques autour du thème des migrations (les plus importants étant Cestim, Centro Altre Italie, Portale di studi delle migrazioni italiane, Fiei).

42. La sélection et l’organisation des titres. Le premier critère de sélection des œuvres a été la nationalité de la production : en cohérence avec notre projet, nous n’avons choisi que des productions et coproductions italiennes. Nous avons ensuite séparé les œuvres traitant de la migration italienne vers l’étranger des œuvres traitant de l’immigration étrangère en Italie. Les œuvres ainsi choisies et rassemblées ont été organisées selon une première classification spécifiant le titre du film, l’année de production, la nationalité de la production, le réalisateur, le thème (immigration ou émigration).

53. L’analyse des intrigues et la définition du corpus. Pour rendre la base de données plus fonctionnelle aux fins de la recherche, nous avons par la suite implémenté les informations concernant les titres listés avec l’ensemble de toutes les intrigues de films, et avec une première analyse de ces dernières. Nous avons donc établi que cinematografo.it – site officiel de la Fondazione Ente dello Spettacolo – serait la base de données de référence qui nous fournirait les intrigues. Ces opérations ont amené à la détermination d’une liste de cas qui a été soumise à l’attention d’un certain nombre de professionnels du cinéma, dans le but de récolter de nouvelles suggestions ou des ajouts concernant la sélection destinée au corpus définitif.

  • 2 Concernant l’émigration italienne, nous avons considéré les mouvements internes ainsi que les mouve (…)

6Dans le cadre de cette recherche, notre intérêt spécifique était celui de creuser la relation entre le cinéma italien, l’environnement urbain (en particulier l’univers des banlieues) et le thème des migrations. Nous nous sommes penchés sur l’analyse de l’espace, c’est-à-dire sur les décors, interprétés comme des territoires physiques et symboliques, par le biais d’une lecture comparative des films sur l’émigration italienne (interne et vers l’extérieur2) et ceux sur l’immigration étrangère en Italie.

7Dans cet article nous allons donc nous concentrer sur l’influence que l’espace urbain – et donc socio-symbolique – du lieu d’arrivée exerce sur le processus migratoire. Quels sont les lieux possibles pour les migrants ? Dans quels contextes et scénarios évoluent leurs existences ? Il s’agit de questions qui sont abordées tant dans la production cinématographique analysée que dans la littérature spécialisée (voir entre autres : Berghahn 2013, Higbee 2007). Nous avons donc essayé d’établir un lien entre les deux dimensions, en cherchant à faire dialoguer constamment théorie et pratique filmique, dans le but de réaliser une analyse synergique des thèmes migratoires en rapport avec l’analyse de l’espace urbain, en comparant le regard des chercheurs et celui des réalisateurs.

8C’est à partir de ces prémisses qu’on essayera de comprendre, d’un côté de quelle manière le cinéma italien a cherché à représenter et à raconter la relation que le migrant construit avec son lieu d’arrivée, en s’interrogeant particulièrement sur l’interaction essentielle entre le comportement humain et les vastes milieux urbains ; de l’autre côté, on soulignera un changement dans la représentation du rapport entre migrants et espace urbain, en particulier l’espace périphérique. En effet, si, par le passé (à partir des années 1950 jusqu’aux années 1990), et surtout dans les films sur l’émigration, la banlieue était souvent décrite comme un environnement dégradé sans aucune possibilité de délivrance, à partir des années 2000, lorsque l’Italie constate la présence d’une migration non plus seulement de passage mais qui commence à s’établir sur le territoire, le cinéma qui s’intéresse à cette question mûrit un regard différent, en arrivant à décrire les banlieues comme des lieux de vie, au sein desquels une construction de l’existence est possible.

La représentation de l’espace dans le cinéma de migration : entre centre et banlieue

9L’espace, et la relation entre les migrants et cet espace, est sûrement l’un des éléments centraux dans l’étude des processus migratoires, puisqu’il influence autant la dimension spatiale et urbanistique que la dimension socio-culturelle. Les lieux, les contextes de vie, ont un impact fort sur les existences des individus et, dans notre cas spécifique, sur les protagonistes du processus migratoire. En analysant la production filmique nationale et internationale centrée sur la migration, on réalise que ce sujet a été abordé dans la perspective d’une opposition entre centre et banlieue : le premier est présenté comme le siège du pouvoir de distinction et d’hégémonie, alors que la seconde est décrite comme un lieu de déclassement structurel (Bourdieu 1986) par ailleurs caractérisée par des problématiques spécifiques : « a site of social struggle and […] an emblematic space of marginality » (Higbee 2007 : 41). Concernant l’espace, le cinéma semble se concentrer sur l’idée de « frontière »: une frontière qui signe la distinction entre « centre » et « banlieue ».

  • 3 Parmi les diverses œuvres cinématographiques françaises traitant de ce sujet, on citera : Le Cri du (…)

10Le cinéma italien, contrairement par exemple au cinéma français3, ne thématise pas l’espace, et donc en particulier la banlieue, qui représente plutôt le décor des histoires. Il est tout de même indéniable que dans la production cinématographique italienne de migration, la banlieue est analysée, représentée et racontée en tant que lieu de déroulement privilégié de plusieurs histoires de migration, surtout en tant qu’espace de première installation.

  • 4 À ce sujet, voir la filmographie à la fin du texte.

11Dans les films analysés4, le centre représente au contraire le lieu du pouvoir, de la socialité, des principales opportunités économiques et d’investissement. Cet élément ressort dans plusieurs films ; par exemple, entre autres, dans Una moglie americana (1965) de Gian Luigi Polidoro, où les scènes de socialité et de mondanité sont tournées dans des zones centrales, ou dans Spaghetti House (1982) réalisé par Giulio Paradisi, où Domenico, avec ses amis-collègues, essaye par tous les moyens d’acquérir un restaurant dans le centre de Londres pour multiplier ses chances de réussite. Le cinéma montre par ailleurs que dans la métropole on peut identifier l’espace de la ville formelle avec le centre, alors que les zones extérieures sont définies comme périphériques et représentées comme des « villes parallèles ». Ces villes parallèles sont souvent décrites par le cinéma comme un espace de dégradation, de mal-être, un véritable « ghetto » pour les migrants.

12En effet, comme les études sur le cinéma international de migration le montrent (voir, entre autres Williams 2011 et Loshitzky 2010), les espaces périphériques sont souvent le théâtre de règlements de comptes entre gangs, de prostitution et de criminalité (Berghahn 2013 : 122). C’est ce que plusieurs films italiens sur l’émigration et l’immigration racontent. On peut citer par exemple les œuvres de Carlo Mazzacurati Vesna va veloce (1996) et La giusta distanza (2008), où la banlieue devient le théâtre de phénomènes de prostitution et de promiscuité.

13Les événements relatés, ainsi que les choix figuratifs parfois sombres de certaines scènes, forment une narration cinématographique où, comme on l’a déjà dit, la banlieue devient l’espace réel et symbolique de la « ghettocentric imagination » (Berghahn 2013 : 122). C’est ce qu’on constate dans le film de Luciano Emmer La ragazza in vetrina (1961), où un groupe d’Italiens se rend dans une localité minière en Hollande et rejoint le « village des Italiens », une banlieue où les immigrés ont créé leur « campus ». Ce lieu, un ensemble de constructions en tôle, se présente immédiatement aux yeux du spectateur comme un espace dégradé, inhospitalier, sale. Ce sentiment de misère et de précarité existentielle est confirmé par la rencontre des jeunes Italiens avec un homme ivre. En rentrant dans le « village des Italiens », le groupe de migrants voit un homme allongé par terre : « Hé Vince’, dis-moi, il y a un mort ici. Je pense qu’il n’est pas mort de soif. » [En s’adressant à l’homme ivre :] « Hé l’ami, t’as bu pas mal de vin ce soir. »

14La dégradation urbaine des banlieues que le cinéma nous montre s’appuie donc sur des dynamiques de discrimination, d’exclusion, de marginalisation sociale. Dans le film de Emmer, la colonie des mineurs italiens représente, comme on l’a dit plus haut, un ghetto, le seul espace qu’ils peuvent occuper. Le cinéma représente alors la réalité de plusieurs villes italiennes, aujourd’hui encore : la société qui accueille, choisit et concède aux migrants certains espaces où ils sont en quelque sorte assignés contre leur gré. De ce point de vue, dans les films examinés, la banlieue devient le premier lieu d’accostage et le seul espace possible pour les migrants.

15Ce processus est naturellement lié aux stéréotypes et aux préjugés qui participent à la construction d’une idée de la banlieue en tant que lieu marqué par la dégradation, le mal-être, la pauvreté. En effet dans les narrations cinématographiques les migrants ont honte de se raconter et de raconter leur existence dans un espace périphérique. Cela est vrai tant dans les films qui racontent l’émigration italienne à l’étranger que dans ceux qui traitent de l’immigration étrangère en Italie.

16Pour ce qui concerne l’émigration italienne à l’étranger, l’exemple du film de Luigi Zampa, Bello, onesto, emigrato Australia sposerebbe compaesana illibata (1971),montre également la banlieuecomme l’unique lieu d’installation possible pour les migrants. Carmela, en effet, ne veut pas s’installer dans un lieu si périphérique, si éloigné du centre, alors qu’Amedeo, sachant qu’il s’agit de l’unique alternative, l’oblige à vivre dans le seul espace qui leur est accordé.

17Concernant la narration de l’immigration étrangère en Italie, ce même aspect est évident dans le film de Mazzacurati, Vesna va veloce, où la protagoniste, Vesna, se voit obligée de louer une chambre d’hôtel dans la banlieue de Rimini. Par ce lieu périphérique, c’est la misère existentielle de ce personnage qui est représentée : la dégradation urbaine dans laquelle Vesna vit est l’indice de sa « misère de position » (Bourdieu 1993). C’est ce qu’exprime Mazzacurati avec l’atmosphère claustrophobe et déprimante de la scène où Vesna entre dans la chambre d’hôtel : « Elle est moche cette chambre et il fait chaud. » [Le propriétaire répond :] « Va prendre l’air sur le bord de mer […] il fait bon là-bas, tu verras. » La protagoniste est consciente de sa condition et elle a honte de parler de sa situation ; d’ailleurs, en écrivant à sa meilleure amie, Vesna décrit cette ville comme un lieu festif, mais elle omet de donner des détails sur le quartier où elle habite, avec la volonté de lui faire entendre qu’elle vit bien à Rimini : « Ici à Rimini il y a des grandes boîtes de nuit […] où deux mille ou peut-être trois mille jeunes dansent jusqu’au matin. Tu devrais voir ça ! T’aurais le tournis ! » Cette œuvre met en scène de manière paradigmatique le sentiment de honte, transversal dans les histoires des hommes et des femmes migrants : la honte de la pauvreté et de la marginalité. Cette scène renvoie aussi à une autre dynamique : le migrant cache souvent, aux parents et aux amis restés dans leur pays, sa réelle condition de vie dans le pays d’accueil. Il s’agit effectivement de mécanismes de réaction par rapport à la dévalorisation de sa propre existence, dont la littérature offre plusieurs exemples (voir entre autres : Camilleri et al. 1990).

18Cet élément est donc central dans la production cinématographique et on constate sa présence tant dans les films qui racontent l’émigration italienne à l’étranger que dans ceux qui racontent l’immigration en Italie : en plus des films qu’on vient de citer, on peut en évoquer d’autres, comme Napoletani a Milano (1953) d’Eduardo De Filippo, Rocco e i suoi fratelli (1960) réalisé par Luchino Visconti, Così ridevano (1998) de Gianni Amelio, Saimir (2004) réalisé par Francesco Munzi, Alì ha gli occhi azzurri (2012) de Claudio Giovannesi, La prima neve (2013) d’Andrea Segre.

19Le cinéma italien arrive par conséquent à raconter des phénomènes de ségrégation, c’est-à-dire des mécanismes qui entraînent la reproduction et le maintien d’écarts sociaux qui sont systématiquement reconvertis en écarts géographiques ; c’est pour cette raison qu’il nous paraît légitime de parler de « géographies de l’exclusion » (Sibley 1998). L’expérience de l’espace illustrée par le cinéma devient ainsi un élément nécessaire à la compréhension du mal-être social, des conflits, des tensions vécues par les migrants.

La narration filmique d’un nouvel univers : les diverses facettes du monde périphérique

20Mais le cinéma italien montre aussi que la banlieue peut représenter une chance d’intégration, de reconstruction de sa propre vie. Elle devient ainsi l’« espace à défendre » : un lieu symboliquement tellement désirable par les migrants qu’ils parviennent à superposer dans leur esprit la banlieue à leur pays de provenance. Cet élément est présent aussi bien dans les films qui racontent l’émigration italienne à l’étranger (moins souvent) que dans ceux qui racontent l’immigration étrangère en Italie.

21C’est ce sentiment d’attachement et d’identification qui est exprimé dans Un italiano in America (1967) d’Alberto Sordi,où Giuseppe Marozzi, une fois sa quête terminée, s’installe dans une banlieue des États-Unis, où il trouve une certaine sérénité. Dans Napoletani a Milano (1953) d’Eduardo De Filippo, le contexte reconstitué révèle le sentiment d’identification des immigrés par rapport à l’espace périphérique qui abrite leurs immeubles. Il s’agit d’un phénomène qui a été déjà évoqué par la littérature spécialisée (Williams 2011 : 411-12), et que le cinéma évoque, en mettant l’accent sur la façon dont les migrants perçoivent la banlieue, c’est-à-dire comme leur « cadre de vie ». La littérature scientifique et la production cinématographique ont peu approfondi l’analyse de la relation entre monde migrant et univers périphérique. Un approfondissement qui est à notre avis incontournable, car il concerne un changement plus général du tissu social, de ses espaces et de ses dynamiques, des relations qui le caractérisent.

22Dans le film déjà cité, Napoletani a Milano (1953) d’Eduardo De Filippo, par exemple, est évoqué le sentiment d’appartenance que le protagoniste ressent par rapport à son environnement, à la périphérie qui accueille son existence à ce moment-là. Dans ce film, en fait, on raconte l’histoire d’une entreprise de travaux en bâtiment milanaise qui envisage de construire une usine dans la banlieue de Naples ; mais quand le juriste de l’usine vient expliquer la situation, Don Salvatore lui répond : « Je suis le maire de la bourgade. » Cette phrase synthétise le sentiment d’appartenance des migrants : la banlieue est leur nouveau chez-eux, le lieu de construction de leur existence.

23Pour ce qui concerne l’immigration étrangère en Italie, la représentation de la banlieue comme cadre de vie peut être observée dans le film homonyme de Francesco Munzi, où Ostia (Ostie) devient le théâtre qui accueille la famille de Saimir (2004). De la même manière, Claudio Giovannesi, dans son film, Fratelli d’Italia (2009), décide de raconter les histoires de deux familles immigrées vivant à Ostia (Ostie). De ce point de vue, le cinéma montre que la migration concerne non seulement les aires adjacentes au centre urbain mais aussi l’hinterland des grandes villes.

24On peut faire le même constat concernant le film documentaire d’Andrea Segre Come un uomo sulla terra (2008) qui raconte l’histoire de Dagmawi – le personnage principal – intégré en Italie, qui travaille à l’école de San Marco et vit dans la banlieue de Rome, à Tor Pignattara. Segre décide de montrer l’évolution de Dagmawi dans la banlieue romaine à travers la scène tournée dans le petit train qui relie la gare de Termini à Grotte Celoni et en particulier par le détail du plan sur la station de Tor Pignattara.

25C’est encore Andrea Segre qui, dans son film-documentaire Il sangue verde (2010), transmet le témoignage d’un immigré qui décrit Pescopagano, banlieue de Castel Volturno, comme son Afrique : « Pescopagano, c’est l’endroit où je vis maintenant, c’est pas mal, je me sens comme si j’étais en Afrique » ; de la même manière un autre immigré explique : « En Afrique tout est comme ici, la vie en Afrique est exactement comme ici, ça ressemble beaucoup, les mêmes choses, c’est vraiment pareil. »

  • 5 « […] reliably local neighborhoods, within which such subjects can been recognized and organized ».

26Dans de nombreux films, les histoires de migration se déroulent effectivement dans les banlieues, qui sont représentées comme des nouveaux territoires où l’on peut reconstruire une vie différente et trouver des espaces de cohabitation et une certaine intégration. Elles deviennent donc « […] fiables quartiers locaux dans lesquels ces sujets peuvent être reconnus et ils peuvent s’organiser5 » (Appadurai 1996 : 181).

27En travaillant sur l’opposition entre centre et banlieue, le cinéma italien affirme aussi que la seule chance que les immigrés ont d’intégrer le centre-ville est de travailler auprès de familles très aisées. On mentionne à titre d’exemple le film de Bernardo Bertolucci L’assedio (1998), où Shandurai, une jeune femme africaine, habite Vicolo del Bottino, près de Piazza di Spagna (la place d’Espagne, à Rome), avec Mr. Kinski, un pianiste anglais, chez qui elle travaille comme domestique en échange d’une chambre. Dans Il resto della notte (2008) de Francesco Munzi de la même manière, Maria, employée domestique venue de Roumanie, vit dans une très belle villa dans une zone résidentielle de Turin. Dans ce film, la représentation de la dichotomie centre / banlieue est particulièrement intéressante : si Marie, dans un premier moment, grâce à sa profession, arrive à vivre dans un environnement riche et enviable, son ancien compagnon continue par contre d’habiter dans une froide et sombre banlieue turinoise. Ce contraste initial confirme nos propos : le cinéma nous montre qu’une des rares chances que le migrant a de vivre dans les zones centrales de la ville est liée à sa profession, et par conséquent à sa position – subordonnée et asymétrique – par rapport aux familles aisées.

28À ce propos, dans le film Bianco e Nero (2008), réalisé par Cristina Comencini, dans la scène très évocatrice de la fête d’anniversaire de la petite Giovanna, la collègue sénégalaise d’Elena, Nadine, est prise pour une employée de maison. Ce passage très efficace nous dit qu’une femme noire chez des gens aisés (et généralement blancs) est forcément victime du stéréotype qui l’identifie comme « domestique ».

29Dans le langage du cinéma, parler de centre signifie donc aussi parler de « non-centre », de l’existence d’une frontière qui sépare deux contextes bien distincts. Cette séparation est le fruit d’un processus de construction historique et sociale (Berger et Luckmann 1969), où l’espace offre la distinction entre classes dominantes et classes dominées (Bourdieu 1980). Dans le cinéma, la différenciation entre centre et banlieue semble marquer justement cette séparation : là où la vie des classes aisées se déroule presque exclusivement dans des espaces centraux, au contraire celle des classes dominées – on fait ici référence exclusivement aux migrants – est généralement reléguée à la banlieue.

30Mais de quelle façon ce contraste est-il exprimé ?

La transformation de la périphérie : de banlieue à cadre de vie ?

31Un des éléments les plus représentés au cinéma est certainement la « distance » qui sépare le centre et la banlieue ; une distance qui est en même temps physique, sociale, culturelle, symbolique (Bauman 2010 : 46). Il s’agit de la distance mise en scène par Giovannesi dans son film Alì ha gli occhi azzurri : à chaque fois qu’Alì doit prendre le train depuis Ostie pour aller à Rome, destination attrayante, il doit accomplir un véritable voyage. Ce qui est très clairement explicité dans les propos de Don Salvatore dans le film Napoletani a Milano lorsqu’il affirme : « Il y a une seule ville. Il y a beaucoup de rues. À mon avis nous nous sentons éloignés les uns des autres à cause des trains… les voyages. Le voyage nous intimide. » Dans cette assertion De Filippo semble justement souligner l’importance de la distance qui sépare le centre de son non-centre. Mais qu’est-ce que le non-centre ? Plus précisément : qu’est-ce que la banlieue ? Nous répondons à cette question en empruntant les mots de Franco Ferrarotti :

  • 6 « Chiamo “mondo periferico” quell’insieme di gruppi umani, numericamente consistenti, sparsi per tu (…)

J’appelle « monde périphérique » cet ensemble de groupes, importants quantitativement, constitués d’hommes, éparpillés de par le monde, présents dans l’histoire mais pourtant exclus […]. Le monde périphérique est présent, fourmillant et vif, mais officiellement il est considéré comme du combustible inerte. (Ferrarotti 2009 : 17)6

32Le regard du cinéma italien sur les espaces périphériques a changé : si les périphéries se différencient du centre, ce n’est pas pour cela qu’elles sont nécessairement abjectes ; celles-ci ne sont plus décrites simplement comme une marge définitive de la ville, à ignorer et à rejeter de manière irrévocable, mais aussi comme des lieux de vie et d’intégration.

33Encore une fois, plusieurs films représentent ce changement ; ils décrivent et racontent la périphérie comme lieu de vie et de construction de l’existence. On peut citer quelques exemples : Saimir (2004) de Francesco Munzi ; L’orchestra di Piazza Vittorio (2006) d’Agostino Ferrente ; Good morning Aman (2009) de Claudio Noce ; Alì ha gli occhi azzurri (2012) de Claudio Giovannesi ; Come un uomo sulla terra (2008) d’Andrea Segre.

34L’évolution de la représentation des banlieues dans le cinéma de migration italien peut être expliquée par plusieurs facteurs qui mériteraient d’être explorés, mais que nous nous contenterons ici d’évoquer dans l’espoir qu’ils puissent ouvrir de nouvelles pistes de réflexion.

35Tout d’abord, il faut rappeler que l’Italie est l’histoire de ses migrations (Bevilacqua, De Clementi et Franzina 2001). Il y a quelques décennies, l’Italie était de fait un pays d’émigration et certains des pays avec lesquels elle signa en 1952 l’acte de naissance de la nouvelle Europe (France, Allemagne et Belgique) furent les territoires vers lesquels, au niveau européen, se destinait la migration italienne. Lorsque l’Italie commence elle aussi à retrouver la croissance et à être en mesure d’offrir du travail, elle se transforme, de la terre d’émigration qu’elle était, en terre d’immigration, concernée par des flux d’étrangers plus variés et complexes encore que les nations qui avaient accueilli son émigration. C’est surtout vers le milieu des années 1990 qu’on commence à remarquer une présence significative et constante d’immigrés sur le territoire italien et que l’on observe certains changements, qui attirent aussi l’attention du cinéma. Ce n’est pas par hasard qu’à partir de la fin des années 2000 le cinéma commence à raconter les effets de l’immigration étrangère en Italie. Cela signifie que pour la première fois les réalisateurs italiens commencent à raconter des histoires où il ne s’agit plus de citoyens italiens qui émigrent, mais de citoyens du monde qui arrivent sur notre territoire. Ce qui permet un contact plus rapproché et plus familier avec la réalité que l’on veut représenter : on raconte notre terre, qui accueille le peuple des migrants et on comprend plus facilement et plus en profondeur les dynamiques naissantes et, dans notre cas spécifique, le changement de la relation entre monde des migrants et univers périphérique.

  • 7 « Oggi sappiamo che il mondo periferico non indietreggia affatto di fronte alle iniziative della ci (…)

36En second lieu – et en écho avec le premier aspect évoqué – le regard des réalisateurs change et évolue. Pour résumer, ce changement correspond au début de ce qu’on appelle la mondialisation, processus qui comporte le déplacement de plus en plus massif de marchandises, de biens, mais aussi – et peut-être surtout – de personnes (Bauman 2002). Il en résulte que les nations (en particulier les plus développées) doivent être en mesure d’accueillir un nombre toujours plus important de personnes qui se concentrent, du moins au début de ce processus, dans les zones centrales et convoitées des villes. Mais, à cause des innombrables déplacements d’individus, le centre ne peut plus accueillir un nombre élevé de personnes et commence donc à étendre sa surface. Cette progression a déterminé, d’un côté, une réponse défensive de la périphérie par rapport à son patrimoine et a provoqué de l’autre côté un mouvement de personnes vers les espaces périphériques, ce qui a permis la transformation et l’émancipation de ces derniers. La périphérie n’est donc plus un territoire de frontière, désolé et marginal, mais devient un lieu de vie et de plaisir : « Aujourd’hui on sait que le monde de la banlieue ne recule pas face aux initiatives de la ville formelle, mais qu’il avance implacable » (Albanese 2009 : 9)7. De plus, la vie d’une ville est à rechercher justement à l’intérieur du monde périphérique : « […] ceci marque la différence entre un système vital, souple et flexible (la ville formelle) et un système, au contraire, qui a sclérosé ses possibilités combinatoires dans la répétition de ses schémas épuisés » (ibid.). Le cinéma saisit et s’approprie cette transformation : dans la production filmique analysée, la banlieue n’est plus représentée dans une perspective exclusivement antagoniste par rapport au centre mais, au contraire, devient « de moins en moins périphérique ». Un élément qui est présent tant dans les films qui racontent l’émigration italienne à l’étranger (moins souvent, comme on l’a déjà dit) que dans ceux qui racontent l’immigration étrangère en Italie. Cela est représenté de manière exemplaire dans plusieurs films comme : Napoletani a Milano (1953) d’Eduardo De Filippo ; Un italiano in America (1967) d’Alberto Sordi. Plus près de nous, c’est aussi le cas dans Mar Nero (2008) de Federico Bondi ; Fratelli d’Italia (2009) de Claudio Giovannesi ; Il sangue verde (2010) di Andrea Segre. Car à partir des années 2000, le regard des réalisateurs italiens, (on peut citer à titre d’exemple Federico Bondi, Agostino Ferrente, Claudio Giovannesi, Claudio Noce, Andrea Segre) se révèle aussi plus mûr, plus analytique, plus attentif, capable de saisir les dynamiques connexes à l’immigration mais également ce changement du rapport entre centre et périphérie, et donc d’interpréter de manière adéquate la nouvelle essence de cette dernière, centre-non centre du futur : lieu d’échange et de séduction pour individus, idées, marchandises. Un espace non plus gravitationnel mais horizontal, libéré d’une collocation satellitaire par rapport au centre. La banlieue devient, de fait, un microcosme de plus en plus complexe ; il faut donc l’observer, l’étudier et la représenter avec une sensibilité cinématographique capable de dépasser les stéréotypes et les préjugés, en la dévoilant non seulement en tant que problème mais aussi en tant que ressource.

  • 8 « costruzione di un mondo nuovo [attraverso] la rifondazione epocale dei processi di socializzazion (…)

37Pour finir, il nous semble que cette analyse nous permet d’affirmer que le cinéma joue un rôle de premier plan dans la déconstruction des stéréotypes et des préjugés, surtout liés au monde des migrants. Perçu comme une menace à l’ordre en place, et donc catalyseur de peurs et de suspicions, depuis toujours le migrant est l’une des catégories sociales les plus sujettes à la création de stéréotypes négatifs de la part des habitants d’un territoire. Dans ce cadre, le cinéma est un instrument efficace pour déconstruire les stéréotypes et les préjugés car il peut mettre en scène des questions complexes, comme l’identité, les frontières, les espaces, les conflits, et plus généralement raconter les histoires et les drames des hommes, en touchant un grand nombre de personnes. De ce point de vue, le cinéma participe à la « construction d’un monde nouveau [à travers] la refondation majeure des processus de socialisation » (Brancato 2001 : 24)8. Ceci revient en définitive à représenter une construction du monde historiquement située, au sein de laquelle il est possible de saisir des sentiments, des perceptions, des jugements, des usages locaux, en sollicitant l’intervention du spectateur, en exigeant sa participation. Les narrations cinématographiques comportent donc la réception, de la part du spectateur, du regard et des sentiments de l’autre. Le cinéma devient donc « éducation à la diversité », en explorant la société (Denzin 2004) et en participant à la construction de l’identité collective (Gianturco et Peruzzi 2015 : 15), dans l’attribution d’un rôle actif aux personnes auxquelles il s’adresse.

Conclusion

38Au cours de cette étude nous avons essayé de comprendre de quelle manière les films ont raconté le lien qui unit la population des migrants et l’espace physique et symbolique. Nous avons donc observé que l’opposition montrée par le cinéma italien au sujet de la dimension spatiale correspond à la dichotomie centre / banlieue. L’espace possible des migrants est l’espace périphérique. De cette analyse de films il ressort notamment que la banlieue devient un lieu symboliquement attrayant pour les migrants : « cadre de vie et d’intégration ». Cet élément est particulièrement important car il montre d’un côté que le cinéma italien est arrivé à saisir les changements relatifs à la relation entre centre et banlieue et, de l’autre côté, que cette dernière peut être vue et vécue comme une ressource et non plus, ou non seulement, comme un problème.

39En ce qui concerne les thématiques abordées ici, le cinéma italien fait preuve d’une grande capacité analytique dans l’observation et dans la représentation de phénomènes propres à la société italienne, en arrivant parfois même à anticiper leur manifestation factuelle (on citera par exemple le film de De Filippo Napoletani a Milano dans lequel le réalisateur, déjà en 1953, parvient à représenter le sentiment d’attachement des migrants à l’espace périphérique, en montrant que celui-ci peut devenir un potentiel espace de vie). Cela ne signifie pas que le cinéma italien arrive toujours à comprendre et à étudier les phénomènes complexes et caractéristiques de la société, mais il a certainement su saisir le processus très complexe de la relation entre centre et périphérie et il a été en mesure d’interpréter correctement la situation de nouveaux sujets, en particulier des migrants, au sein de ce fourmillant monde périphérique.

https://journals.openedition.org/itineraires/3569